17 March 2012

Katz détourne Maus : le droit d’auteur, un fardeau pour la libre expression artistique ?

Edit 19/03/12 : Pour aller plus loin, la librairie Filigranes à Bruxelles organise un débat ce mercredi 21 mars avec l’auteur et les éditeurs de Katz : http://www.filigranes.be/fr/agenda/index.aspx?ID=587

Comme chats et… chats

Maus, d’Art Spiegelman, est un récit biographique qui relate le second conflit mondial du point de vue d’une de ses victimes, un juif polonais déporté à Auschwitz. Or la bande dessinée ajoute une dimension particulière à la narration, par la représentation des personnages sous forme animalière : les juifs sont des souris, les nazis des chats, et les polonais des cochons. Ce parti pris graphique semble inviter à une interprétation immédiate qui essentialise le rôle des différents protagonistes. Comme le note Halkin dans son commentaire de l’oeuvre :

“Why did the Germans murder the Jews, who did not fight back, while third parties like the Poles let it happen? For the same reason that cats kill mice, who do not attack cats, while pigs do not care about either: because that’s the way it is“.

En réaction à cette lecture déterministe, Ilan Manouach décide de détourner l’œuvre de Spiegelman : dans Katz, tous les personnages sont représentés sous forme de chats. Il justifie sa démarche par la volonté de démontrer que les conventions graphiques ne sont jamais neutres, et d’inviter à une relecture de l’œuvre  :

“Figer la représentation des victimes et des bourreaux, comme l’a fait Spiegelman, c’est s’assimiler le regard de l’opprimé, qui ne peut, par son implication conjoncturelle, que voir les choses comme cela. C’est peut-être le choix d’un point de vue, mais c’est accepter les rôles que la nature nous imposerait”.

Livres pilonnés, droit d’auteur préservé

Pour le reste, le détournement est rigoureusement identique à l’original : dialogues, dessins, décors… Ce qui nous amène bien sûr à la dimension de droit d’auteur de cette affaire. Le Soir relate la réaction furibonde de l’éditeur francophone, Flammarion :

C’est « une contrefaçon servile » faite « sans le consentement de l’auteur » (lire ci-contre). Les avocats de l’éditeur affirment que « Katz a littéralement défiguré Maus ». Le livre n’est « ni une analyse, ni un pastiche » mais « une violation des droits d’auteur ». Pire, il crée « une confusion » avec l’œuvre originale de Spiegelman. Pour Flammarion, la parodie doit « moquer, tourner en dérision pour faire rire » or il n’y a dans Katz aucune trace de « calembours » ni de « jeux de mots »

L’éditeur de Katz, La Cinquième Couche, défend son projet comme une forme légitime d’expression artistique, mais n’a pas les moyens financiers de présenter ses arguments devant le juge. Un accord à l’amiable est donc signé avec Flammarion, qui prévoit la destruction de l’ensemble des exemplaires encore à la disposition de l’éditeur. Celle-ci a été réalisée le 15 mars en présence d’un huissier et… d’une caméra :

Katz Pilon from La 5e Couche on Vimeo.

On notera l’optimisme de l’huissier de justice quant à l’utilité de constater la suppression d’un fichier numérique… Mais ce qui frappe surtout, au-delà de l’impression de gâchis, c’est l’attitude purement défensive et rigoriste de Flammarion qui manque une occasion de s’associer à ce qui, avant d’être un bon coup médiatique, est surtout un hommage à l’œuvre originale. Vu la démarche particulière qui relève plus du happening subversif que du parasitisme commercial, l’éditeur français aurait pu adopter une attitude moins sévère, comme interdire la réédition l’œuvre détournée voire organiser une rétrocession des bénéfices. D’un point de vue purement commercial, pourquoi s’opposer à ce genre d’initiative qui relance l’intérêt pour une œuvre qui a plus de 30 ans, avec un préjudice matériel dérisoire vu son petit tirage ? Peut-être pour éviter de créer un précédent, comme le suggère Tanguy Roosen dans Le Soir. Ou tout simplement parce que l’éditeur en a le pouvoir. Dans l’affaire François Bon, on a récemment vu un éditeur faire interdire une nouvelle traduction du Vieil Homme et la Mer d’Hemingway, au lieu de profiter de l’occasion de s’associer au traducteur bénévole pour rafraîchir la version française de 1952, généralement jugée obsolète. Ces affaires de réécriture ne manque pas de susciter certaines interrogations : l’éditeur, ou l’auteur lui-même, sont-il toujours le meilleur garant du rayonnement d’une œuvre ? Sont-ils les meilleurs garants de la libre expression artistique ?

Parodies, pastiches, et les lois du genre

Si la première question reste en suspens, la réponse du droit à la seconde est sans équivoque : bien sûr que non ! L’exemple évident est celui de la parodie. Dans la mesure où la parodie vise à se moquer de l’œuvre, ou à pasticher le style de l’auteur, on comprendra que celui-ci aura systématiquement tendance à s’y opposer. C’est la raison pour laquelle, dans l’intérêt d’une discussion publique libre sur les œuvres, le droit retire à l’auteur la possibilité d’interdire ce genre d’expression : c’est l’exception de parodie.

Or, pour ce qui concerne l’application l’exception de parodie, le cas Katz aurait été plutôt difficile à plaider : l’exception est soumise à des conditions assez strictes, comme présenter un certain degré d’originalité, avoir pour but de railler l’œuvre originaire, présenter un ton humoristique, ou n’emprunter que les éléments strictement nécessaires à la caricature… Son éditeur, Xavier Löwenthal semble d’ailleurs admettre que même s’il avait eu les moyens de défendre son détournement devant un juge, la cause était sans doute perdue d’avance :

Nous acceptons donc de reconnaître qu’il s’agit d’une contrefaçon, la loi étant formelle quant au fait que Katz ne relèverait pas du droit de parodie ou de polémique : il n’y a pas de prout ni de calembours douteux à chaque page, pas de commentaire ou de glose qui attesterait du caractère polémique de l’œuvre (une œuvre devant à notre sens susciter la polémique mais pas la trimbaler avec elle), et on a affirmé publiquement qu’on a vraiment du respect pour l’œuvre détournée…

Il est ironique de constater que ce qui empêche (notamment) Katz de bénéficier de l’exception de parodie, c’est son respect de l’œuvre originale. Si le détournement s’était davantage plié aux “lois du genre”1 de la parodie ou de la caricature, elle aurait pu être éventuellement considérée comme une forme légitime d’expression que le droit d’auteur ne peut interdire. Or, n’y a-t-il qu’une seul modèle légitime de réappropriation des œuvres existantes ? Autrement dit, ce que l’affaire Katz met en lumière, c’est qu’en imposant à toute création dérivée, soit d’obtenir l’assentiment de l’ayant-droit, soit de se conformer au genre de la parodie, le droit d’auteur limite de manière considérable le champ des modes d’expression culturelles autorisées. Cela ne paraît pas gênant dans un contexte marqué par la conception romantique de l’œuvre, dont l’originalité est la vertu première. Mais cela fait longtemps que ces postulats sont contestés, notamment par le post-modernisme en théorie de la littérature ou le courant de l’appropriation art (Warhol, Duchamp, etc). Ces pratiques contestataires trouvent aujourd’hui un écho dans l’émergence d’une culture du mashup ou du remix, s’appuyant sur les nouvelles possibilités techniques de créer, seul ou à plusieurs, en réutilisant et assemblant des morceaux d’œuvres existantes.

Corriger le biais du droit d’auteur

Pour corriger ce biais du régime du droit d’auteur, il serait vain d’ajouter à la liste, à côté de l’exception de parodie, une nouvelle catégorie particulière (p. ex. “le détournement”) dont les contours seraient définis par la jurisprudence. D’abord parce qu’en procédant de la sorte, le droit restera toujours à la remorque de l’évolution des pratiques culturelles. Ensuite parce qu’une telle approche passera inévitablement à côté des pratiques contestataires marginales. Enfin, parce que dans une société pluraliste, l’appréciation des formes d’expression artistiques et culturelles légitimes ne devraient appartenir ni au juge, ni au législateur.

En guise de conclusion, il nous semble que que pour atténuer les biais actuels du droit d’auteur, il faut éviter au maximum que celui-ci ne constitue un frein à l’expression artistique ou culturelle. En première approximation, une façon de répondre à cette préoccupation serait de reconnaître un nouveau type d’exception assez générique, se fondant le moins possible sur des critères portant sur la substance de l’œuvre elle-même afin de couvrir le plus large éventail de pratiques culturelles ? C’est cette voie que semble privilégier le législateur canadien avec l’ambitieuse exception de “remix” qui figure dans la proposition de loi C-11, toujours en cours d’examen par le parlement (voir aussi Callimaq à ce sujet). Cela ne résoudrait pas tout, notamment pour des œuvres comme Katz, mais ce serait déjà un bon début. Lorsque le but non-commercial et qu’il n’y a pas d’impact important sur l’exploitation de l’œuvre, il semble qu’il n’y ait pas de raison de ne pas alléger le fardeau que constitue le droit d’auteur pour la liberté des créateurs et des utilisateurs.

___________________

1 Les « lois du genre », ce sont les termes d’Alain Berenboom dans son exposition des conditions de l’exception de parodie : A. Berenboom, Le nouveau droit d’auteur et les drois voisins, Bruxelles, Bruylant, 4e édition, p. 177.

Voir aussi :

http://www.du9.org/KATZ
http://www.comicsreporter.com/index.php/conversational_euro_comics_bart_beaty_on_katz/
http://www.desordre.net/blog/
http://www.actuabd.com/Katz-On-craint-autant-les
http://www.lesoir.be/culture/medias/2012-03-05/entretien-pasamonik-la-pensee-de-katz-est-pertinente-900840.php

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