16 February 2012

Google Livres (I): rejet de l’accord transactionnel, et puis?

Le rejet de l’accord transactionnel sur Google Books : halte à l’enrôlement des morts et des étrangers par litige et contrat interposés!

 

Ce 22 mars 2011, le juge Chin de New York[1] a rejeté, en des termes très clairs (ici), un accord transactionnel survenu entre les parties au litige The Authors Guild et al. v. Google Inc. Dans cette affaire, une action collective (« class action ») pour atteinte au droit d’auteur avait été introduite par les auteurs et éditeurs américains à l’encontre du projet de bibliothèque numérique appelé « Google Books » (« Google livres »). Les parties avaient dévoilé un accord transactionnel en 2008, puis revu celui-ci en 2009. Pour produire ses effets à l’égard de l’ensemble des membres des « classes » représentées, cet accord devait encore recevoir l’aval d’un juge. La décision de mars 2011 rejette l’accord, au motif qu’il va «simplement trop loin ».

L’affaire est intéressante car elle montre comment un litige et un contrat entre parties privées aux Etats-Unis affecte potentiellement les auteurs et éditeurs du monde entier, et même les générations passées. Par l’effet un peu magique d’une class action et d’une transaction entérinée à New York, le consentement des écrivains présents et passés et d’éditeurs en provenance du monde entier aurait été arraché.

Au-delà de cet aspect, l’affaire est instructive sur le plan du droit d’auteur et du droit de la concurrence. Elle illustre les tensions entre certains grands entrepreneurs de l’Internet (souvent américains du reste) et le monde du livre, et plus généralement les « vieux médias »[1].

Google Books : des partenariats avec des bibliothèques et des éditeurs

L’histoire commence fin 2004, lorsque Google annonce un partenariat avec cinq grandes bibliothèques anglo-saxonnes (les bibliothèques universitaires de Harvard, Michigan, Stanford, la New York Public Library et la Bodleian Library d’Oxford) afin de numériser leurs riches fonds de livres. Depuis 2004, le Projet Bibliothèque, premier volet de Google Books, s’est étoffé : plus d’une quarantaine de bibliothèques, y compris en Europe (Lyon, Gand, Barcelone, Madrid, etc.), participent. Les établissements signataires ont autorisé Google à emprunter leurs livres pour les numériser (dans des endroits tenus secrets) afin de les rendre ensuite disponibles en ligne. La numérisation par scannage produit une « copie » du livre sous la forme d’un fichier numérique ; c’est une « reproduction » au sens du droit d’auteur, qui nécessite en principe une autorisation préalable des titulaires du droit d’auteur. Cette autorisation ne peut être donnée par la bibliothèque qui est seulement propriétaire d’exemplaires de l’œuvre et non titulaire des droits d’auteur. Pour des ouvrages libres de droit (tombés dans le domaine public 70 ans après le décès de l’auteur), aucune autorisation des ayants droit, c’est-à-dire des éditeurs et auteurs, n’est nécessaire. Quand Google annonce, en juillet 2010, un partenariat avec la Bibliothèque Royale des Pays-Bas pour numériser plus de 160.000 livres « hors droits » (qui ne sont plus protégés par le droit d’auteur), aucun problème de droit d’auteur ne se pose donc. Un tel accord n’appelle aucune réserve, bien au contraire. En revanche, les bibliothèques américaines précédemment citées ont accepté la numérisation de livres « sous droits » (encore protégés par le droit d’auteur), mais rien n’a été négocié avec les ayants droit. D’où plusieurs litiges en cours: l’affaire américaine déjà évoquée a par exemple un pendant en France[2].

Le second volet de Google Books, le Programme Partenaires, repose quant à lui sur des accords entre Google et les éditeurs. Ici, la numérisation des catalogues éditeurs et leur mise en ligne sont expressément autorisées et soumises à des conditions négociées (portant sur l’importance des extraits affichables[3], l’ajout de liens publicitaires « acheter ce livre », etc.). Ce second volet n’est pas en cause dans The Authors Guild et al. v. Google Inc., ni remis en question par la récente décision du juge Chin.

Fin 2009, l’un des fondateurs de Google, Sergey Brin, annonçait la numérisation de 10 millions de livres[4]. Une nouvelle bibliothèque d’Alexandrie, préservée à jamais des incendies et accessible sur tout le globe! Aujourd’hui, plus de quinze millions de titres, parmi lesquels plus de la moitié publiés hors Etats-Unis, auraient été numérisés[5]. Parmi les 10 millions de titres numérisés par Google (fin 2009), 1,5 million seraient dans le domaine public, 2 millions obtenus avec l’accord des éditeurs (Programme Partenaires) et 6,5 millions appartiendraient à une zone grise puisqu’ils seraient « sous droits » mais « épuisés »[6].

Suite à la numérisation sans autorisation de tous ces livres sous droits, une association d’auteurs (The Authors Guild) et une association d’éditeurs (American Association of Publishers) ont assigné Google pour atteinte au droit d’auteur. Google avait plaidé que la numérisation était exemptée car elle tombait sous l’exception dite de « fair use » ou « usage loyal », connue en droit américain du copyright. Selon cette exception – codifiée dans l’article 107 de la loi américaine sur le copyright – certains actes, notamment des copies à des fins de recherche ou d’enseignement, sont exemptés s’ils sont loyaux. Pour apprécier le caractère « loyal », les juges tiennent compte des facteurs suivants : (1) l’objectif et la nature de l’usage, notamment s’il est de nature commerciale ou éducative et sans but lucratif ; (2) la nature de l’œuvre protégée ; (3) la quantité et l’importance de la partie utilisée en rapport à l’ensemble de l’œuvre protégée ; (4) les conséquences de cet usage sur le marché potentiel ou sur la valeur de l’œuvre protégée. Une incertitude subsistait sur la possibilité d’appliquer cette exception en l’espèce. Google a donc préféré négocier une transaction, ce qui arrangeait par ailleurs les auteurs et éditeurs américains mis sous pression par les considérables frais de justice générés par leur action.

 

La portée mondiale de l’accord de transaction (Google Book Settlement)

La complexité du projet d’accord transactionnel (plus de 150 pages plus quelques centaines de pages annexées) est grande et sa portée, « globale ». L’accord de transaction visait à régler le sort de toutes les personnes se trouvant dans la même situation que les parties au litige. De très nombreux auteurs vivants ou morts et des milliers d’éditeurs établis aux Etats-Unis ou hors des Etats-Unis allaient donc être affectés par le contenu de l’accord dès lors que leurs livres sont dans les bibliothèques partenaires et ont été numérisés par Google. Certes, la portée territoriale de l’accord avait été quelque peu limitée par sa seconde version (2009), puisque seuls les ouvrages (1) publiés aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, au Canada et en Australie ou (2) enregistrés au Copyright Office américain étaient finalement visés dans l’accord remanié. Il n’empêche: les livres publiés en Belgique, en France ou ailleurs dans le monde pouvaient aussi être soumis aux termes de l’accord si le livre avait été enregistré par l’éditeur auprès du Copyright Office[7] – une formalité d’ailleurs imposée aux Etats-Unis avant 1989 pour bénéficier de la protection du copyright.

L’accord revêt aussi une grande portée parce qu’il est tourné vers l’avenir, vers le développement de nouveaux modes d’exploitation numérique des livres. L’accord autorise Google à continuer la numérisation et à rentabiliser (on dirait « monétiser » en anglais) certains usages des livres encore sous droit d’auteur, mais épuisés. Google peut continuer à scanner ces ouvrages épuisés, vendre des « abonnements institutionnels » permettant à des bibliothèques d’offrir l’accès à l’ensemble de la collection numérisée, vendre des livres numérisés à l’exemplaire, placer des publicités en marge des pages des livres, montrer des extraits (« snippets ») des livres numérisés pour chaque requête de recherche, ou encore montrer des parties d’ouvrage pour encourager leur vente en ligne.

En contrepartie de ces autorisations d’exploitation, Google devait payer aux détenteurs de droits la somme de 45 millions de dollars US pour la numérisation déjà réalisée.[8] Pour les usages futurs (tels que les ventes d’abonnements ou d’espaces publicitaires), Google devait percevoir 37% des revenus, les 63 % restants étant versés à un Registre des droits du Livre, une société mondiale de gestion collective des droits d’auteur qui aurait représenté les auteurs et éditeurs du monde entier.

 

Le rejet de l’accord de transaction dans le litige Authors Guild v. Google

Le juge Chin de New York a donc rejeté l’accord, estimant qu’il n’est pas «  loyal, adéquat et raisonnable ». Certes, la décision souligne les points positifs du projet Google Books. Les livres deviennent plus facilement accessibles, notamment dans des régions retirées où les bibliothèques sont rares ou pauvres. (Toutefois, l’accord de transaction ne permettait pas d’offrir l’accès à tous ces livres en dehors des Etats-Unis, la class action n’ayant pas d’effet extra-territorial sur ce plan – ce qui aurait d’ailleurs créé une discrimination, par exemple entre les institutions d’enseignement US et le reste du monde). Autres avantages indiscutables : les lecteurs américains auraient pu accéder à des publications anciennes, leur donner une nouvelle vie, les usages en ligne auraient pu générer de nouvelles sources de revenus pour les auteurs et les éditeurs, etc.

L’accord transactionnel comporte toutefois plusieurs risques et points noirs, selon le juge new-yorkais. Son objectif premier est de permettre à Google d’exploiter les livres « orphelins », c’est-à-dire ceux pour lesquels il est difficile d’identifier leurs « parents » (auteurs et éditeurs). Les livres sont en effet protégés par le droit d’auteur jusqu’à 70 ans après le décès de leur auteur et, pendant cette période, la négociation des autorisations pour de nouveaux usages est compliquée par la difficulté d’identifier les ayants droit. Selon la transaction, Google aurait pu exploiter les livres orphelins publiés aux États-Unis, mais aussi beaucoup de livres d’auteurs étrangers (les livres étrangers enregistrés au Copyright Office, les traductions en anglais). En vertu de la class action, les auteurs et éditeurs américains pouvaient indirectement représenter tous les auteurs et éditeurs dont les livres, y compris orphelins, se trouvant dans les bibliothèques américaines, ont été numérisés par Google, et donner une autorisation à leur place. Voilà une des raisons pour lesquelles l’accord transactionnel va « trop loin ».

Outre les objections à l’effet international émises notamment par la France et l’Allemagne (qui avaient déposés des ”amicus briefs” devant le tribunal), le Département américain de la Justice avait critiqué l’accord transactionnel en ce qu’il « concrétise un arrangement commercial tourné vers le futur plutôt qu’il ne règle les conséquences d’une conduite passée ». Pour cette raison, il va bien au-delà d’une transaction classique par laquelle on met fin à un litige passé. Reconnaissant cela, le juge estime qu’il y a un abus de la procédure.

Pour le juge Chin, il n’appartient pas à des parties privées, motivées par leur propre intérêt, de régler par contrat une question d’intérêt public : le sort des livres orphelins. C’est au législateur américain de trouver une solution à cette question.

Selon Google, le projet de bibliothèque numérique respectait le droit d’auteur car les auteurs et éditeurs pouvaient toujours retirer a posteriori leurs ouvrages de l’ensemble. En renversant la règle de base du droit d’auteur qui exige une autorisation préalable pour copier et exploiter une œuvre (règle de l’opt-in), l’accord mettait le droit d’auteur « sans dessus dessous» et risquait d’exproprier les droits de milliers d’auteurs et éditeurs, qui ne pouvaient que s’opposer a posteriori (règle de l’opt-out), en retirant leurs livres de Google Books. Pour le juge, l’accord de transaction ne peut justifier après coup les copies massives réalisées sans autorisation préalable.

De plus, l’accord risquait de limiter la concurrence sur le marché naissant des livres électroniques (les e-books) : seul Google aurait bénéficié de l’autorisation d’exploiter sous cette forme les livres orphelins, pas ses concurrents. Par l’effet du contrat, l’offre de Google, qui a déjà numérisé plus de 15 millions de livres anciens, allait donc bénéficier d’un avantage par rapport à ses concurrents en ligne, par exemple Amazon, qui ne peuvent proposer que les tout derniers titres sous forme d’e-books.

Cet avantage en matière de livre risquait par ailleurs de renforcer encore la position dominante de Google sur le marché de la recherche en ligne. En effet, la numérisation des livres permet à Google d’affiner ses outils de recherche pour le web.

Le juge tient également compte des objections formulées en matière de vie privée (pas de garantie de la privacy des lecteurs sur Google Books), ainsi que de la position de nombreux ayants droit et des gouvernements français et allemands qui avaient estimé que l’accord leur imposait une loi en matière de livres orphelins, et ce en contradiction avec les normes internationales.

Pour tous ces motifs, il est rejeté.

En refusant d’entériner l’accord, le juge invite donc les parties à revenir vers la table de négociation. Et Google se voit rappelé à l’ordre : avant d’exploiter des contenus protégés par le droit d’auteur, il faut obtenir une autorisation préalable, une limite que Google avait pensé pouvoir ignorer. Avec la décision du juge Chin, les principes sont saufs. Un juriste peut s’en réjouir. Mais il faut maintenant trouver une solution. Peut-on espérer trouver un accord équilibré dans l’intérêt des auteurs et lecteurs du monde entier? Un accord qui préserve par ailleurs les droits des concurrents? Comment assurer que les universitaires et étudiants du monde entier puissent avoir accès à cette bibliothèque-librairie (l’accord limitait l’accès réalisé à partir d’une adresse IP américaine)? Quels sont les développements importants qui sont intervenus depuis la décision de rejet de mars dernier? Voyez en particulier le litige introduit plus récemment par les auteurs américains contre le HathiTrust…

29 mars 2011 (retouché en février 2012)



[1] The Authors Guild et al. v. Google Inc., US District Court, S.D. New York (05 Civ. 8136 (DC)). Le projet Google Livres est l’un des sujets abordés dans mon ouvrage : Quand Google défie le droit, De Boeck-Larcier, 2011. Une version antérieure du présent article (mis en ligne sur ipdigit) a fait l’objet d’une parution dans le Journal des Tribunaux, 2011, p. 313-314.

[2] Voir la décision du Tribunal de grande instance de Paris, 3ème ch.,  18 décembre 2009 (Editions du Seuil et autres c. Google Inc et Google France), disponible en ligne sur www.legalis.net. Le parties ont signé une transaction au cours de l’été 2011.

[3] Certains éditeurs s’inquiètent de ce que la partie du livre rendue visible en « aperçu limité » sur Google Books (par exemple 30% du livre) n’est pas fixe, ce qui permet, si on multiplie les demandes d’ « aperçus limités », d’avoir accès à une grande partie de l’ouvrage. Pour des ouvrages de référence à « petites unités de contenu », ces multiples « aperçus limités » vont suffire à l’internaute qui ne sera pas encouragé à commander l’ouvrage. Pour d’autres ouvrages, la visibilité en ligne incite clairement à l’achat. Plus de 35.000 éditeurs, dont Vrin, L’Harmattan, Editions du Cerf, Groupe De Boeck, Editions Complexe, Michelin, Elsevier-Masson, etc. pour le monde francophone, ont conclu des accords avec Google pour des livres sous droits.

[4] Sergey Brin, « A Library to Last Forever », New York Times, 8 octobre 2009.

[5] Financial Times, 20 décembre 2010.

[6] Voir le Rapport Tessier sur la numérisation du patrimoine écrit, 12 janvier 2010, p. 6, ainsi que les chiffres cités par Jean-Noël Jeanneney (Quand Google défie l’Europe, Mille et une nuits, 3ème éd., 2010, p. 171).

[7] Selon le Rapport Tessier déjà évoqué, « pour un certain nombre d’éditeurs français, une part importante de leur catalogue » (p. 11) de livres aurait fait l’objet d’un enregistrement auprès du Copyright Office américain.

[8] Comme on l’a souligné (P. Samuelson, The Google Book Settlement : Real Magic or a Trick ?, in The Economists’ Voice, nov, 2009, p. 2), la somme de 45 millions compensant l’accès aux livres reste très modique comparée au 1 milliard 65 millions de dollars US payés par Google pour les vidéos en ligne de YouTube … C’est aussi une somme similaire que Google paie aux avocats représentant les éditeurs et auteurs dans ce litige…


 

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