14 July 2011

Riposte graduée : accord américain sur un régime de « six strike »

 

L’accord que viennent de conclure les représentants d’ayants-droit (RIAA, MPAA) et les principaux fournisseurs d’accès à Internet américains (dont AT&T, Comcast et Verizon), pose les jalons de ce qui sera sans doute la plus vaste application de la doctrine de la « réponse graduée » à la problématique du téléchargement illégal. Au prix d’une privatisation de l’application du droit d’auteur ?

par Maxime Lambrecht

Le changement de stratégie avait été annoncé par la RIAA en 20081 : puisque les poursuites judiciaires contre les internautes n’ont pas permis d’enrayer le phénomène du « piratage », les représentants des ayants-droit ont décidé de se faire justice eux-mêmes, au moyen de dispositifs dits de « three strikes » ou « réponse graduée ». Mais pour mener à bien ce projet, il manquait encore la collaboration de précieux alliés: les fournisseurs d’accès à Internet (FAI).

"No Downhill Loading"

CC BY-NC-ND 2.0 - Oliver Hine

Or il faut dire que dans un premier temps, ces derniers n’ont pas fait preuve d’un enthousiasme débordant. A priori, il n’entre pas dans les intérêts des FAI de contribuer à la bonne application du régime du droit d’auteur, au prix d’importants coûts de fonctionnement, et au risque d’entamer la confiance de leurs abonnés. Mais sous la menace d’une condamnation judiciaire, un opérateur irlandais, Eircom, avait déjà conclu un accord similaire avec les quatre majors de l’industrie du disque2 (remis en cause par un arrêt ultérieur3). Dans d’autres pays comme au Royaume-Uni ou en France, c’est le législateur qui est intervenu pour imposer aux FAI de collaborer à un régime de riposte graduée, respectivement au moyen du Digital Economy Act et les lois Hadopi. Dans le cas qui nous intéresse ici, l’accord est présenté comme entièrement volontaire, mais certains avancent que le gouvernement Obama a pu jouer un rôle important afin de « faciliter » la conclusion d’un deal entre RIAA, MPAA, et les FAI américains en brandissant la menace de légiférer dans ce domaine4.

 

Le système exposé dans le « Memorandum of Understanding » entre représentants d’ayants-droit et FAI se présente comme la recherche d’un équilibre entre d’une part l’objectif d’enrayer le partage illégal de fichier par des moyens éducatifs et, si nécessaire, répressifs, et d’autre part le souci de de protection de la vie privée, d’avertissement équitable, et l’opportunité d’appel visant à « protéger les intérêts légaux des consommateurs »5.

Concrètement, l’accord met en place un régime d’« alertes » éventuellement suivies de sanctions, ou « mitigations measures ». Le plus surprenant est sans doute le caractère relativement modéré de ce régime de réponse graduée. Le processus est très graduel, avec six niveaux d’avertissements prévus au total (à tel point que l’appellation « six strikes » commence à s’imposer chez les commentateurs6), et les sanctions envisagées en bout de course, du bridage de la connexion à la restriction d’accès, sont toujours temporaires. On se croirait dans un remake de la parodie de Kad et Olivier, « C’est super sympa » (ci-dessous). Reste à voir le degré de sévérité des sanctions effectivement appliquées, l’accord laissant une certaine marge de manœuvre aux acteurs à ce sujet.

Mais d’un point de vue juridique, l’élément le plus intéressant de ce système de « six strikes » est la possibilité d’appel ouverte aux utilisateurs auprès d’un « Independant Review Program » qui ressemble à un tribunal d’arbitrage privé, et dont l’organisation est détaillée dans l’accord. Une analyse approfondie du mode de fonctionnement, des garanties et des risques que pose cet Independant Review Program serait nécessaire à une évaluation complète du régime en cause. Nous nous limiterons ici à quelques commentaires généraux sur les enjeux de cet accord.

Notre intention n’est pas de nous appesantir sur les limites techniques de cette solution. Certes, les représentants des ayants-droit se focalisent encore une fois sur les fameux réseaux de « peer-to-peer » (P2P), et les caractéristiques propres au protocole le plus répandu, BitTorrent, alors que les utilisateurs ont de plus en plus recours à d’autres technologies qui ne présentent pas la même capacité de surveillance. Il s’agit là de l’habituel jeu du chat et de la souris auquel se prêtent les uns et les autres, et qui n’est sans doute pas près de cesser. Pour que les ayants-droit y trouvent leur compte, il suffit de rendre suffisamment compliquée ou suffisamment coûteuse la perspective du téléchargement illégal pour inciter la majeure partie des utilisateurs à se tourner vers l’offre légale.

Toutefois, il y a de bonnes raisons de croire que cette nouvelle étape dans la lutte contre le téléchargement illégal représente un tournant décisif, de nature à susciter certaines inquiétudes. À cet égard, il est intéressant de rappeler les réserves qu’exprimaient encore les représentants de ces mêmes FAI il n’y a pas si longtemps. Ainsi, l’an dernier, AT&T tenait ces propos dans une soumission au Gouvernement américain :

« Private entities are not created or meant to conduct the law enforcement and judicial balancing act that would be required; they are not charged with sitting in judgment of facts; and they are not empowered to punish alleged criminals without a court order or other government sanction. Indeed, the liability implications of ISPs acting as a quasi-law-enforcement/judicial branch could be enormous. The government and the courts, not ISPs, are responsible for intellectual property enforcement, and only they can secure and balance the various property, privacy, and due process rights that are at play and often in conflict in this realm. »7

Les FAI sont les portiers de l’Internet. Doivent-ils également en être les gendarmes ? Il semble en effet que le rôle d’un opérateur technique n’est normalement pas de pallier le défaut pour l’appareil judiciaire de faire respecter les lois. Si les régime en vigueur en droit américain et européen tendent à inciter les intermédiaires (FAI, services d’hébergement, etc.) à retirer les contenus illégaux lorsque la demande leur est faite, le législateur a en général fait le choix de ne pas les impliquer davantage, à raison selon nous. Mais les intermédiaires techniques, de par leur position privilégiée, sont aujourd’hui au centre de toutes les attentions lorsqu’il s’agit de faire appliquer le droit sur Internet.

Le recours à ce genre de régulation privée est une tendance lourde en droit d’auteur, dont les avantages et les inconvénients sont à peser soigneusement. Ainsi, il est interpellant de constater que les acteurs privés sont en train de développer sur base contractuelle le même genre de solution que celle que le législateur français peine à mettre en œuvre en raison des impératifs que lui imposent le respect des droits fondamentaux et des garanties procédurales de l’état de droit. Pourtant, les mêmes préoccupations ne devraient-elles pas également gouverner ces pratiques de « private ordering », qui, par leur portée et leur complétude, ressemblent à de véritables législations privées ? Peut-on compter sur les acteurs privés pour mettre au point des régimes d’application de la loi en accord avec le principe de proportionnalité et qui préservent les droits fondamentaux ? Peut-on faire confiance à des tribunaux d’arbitrage privés pour garantir les principes fondamentaux de la présomption d’innocence ainsi que les droits de la défense ?

Maxime Lambrecht
Chercheur en droit à la Chaire Hoover (UCL)

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